mercredi 16 janvier 2013

La nouvelle organisation du travail, source de souffrance

Par Brigitte Font Le Bret, psychiatre, et Marin Ledun, chercheur en sciences sociales


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[...] Si la parution du livre de Marie-France Hirigoyen a eu le mérite de permettre à des milliers de salariés de parler de leur souffrance au travail, cette approche du travail fait l’économie de ce qui nous paraît être pourtant l’essentiel : les nouvelles formes d’organisation du travail. Celles-ci génèrent des décompensations psychiques graves sur le lieu du travail.
Les modalités d’entretien d’évaluation individuel (alors que par définition le travail ne peut être que le fruit d’un collectif de travail !), le management par le stress, la fixation d’objectifs irréalisables, les injonctions paradoxales, les atteintes à l’éthique et aux règles de métier sont à analyser dans une lecture clinique de l’activité de travail et en aucun cas par l’étude des rapports psychologiques entre salariés.
C’est la pression des objectifs et des résultats qui remplace au moins en partie les temps imposés par la hiérarchie. Si elle est loin d’avoir disparu, la contrainte hiérarchique sur le travail d’exécution n’est plus le ressort principal de la productivité et de la docilité des individus.
L’orientation client a engendré des dispositifs de contrôle du travail qui ont succédé au commandement taylorien. La structuration en réseaux, la gestion par projets, la flexibilité, le flux tendu et les systèmes d’information ont restructuré l’organisation des entreprises.
 

"Un contrôle par l’autocontrôle"

 
A l’opposé de l’obéissance contrainte de « l’organisation scientifique » et bureaucratique du travail, c’est l’appel à l’autonomie et à la responsabilité qui sollicite un grand nombre de salariés. Le modèle disciplinaire avait entraîné à la fois des résistances individuelles fortes, une solidarité clandestine des exécutants et des organisations de lutte qui constituaient des contre-pouvoirs.
Mais la force des collectifs qui leur permettaient de se mobiliser s’est effondrée (syndicats, comités d’entreprise, partis ouvriers). Le pouvoir dans les organisations mobilise désormais des individus isolés et des collectifs de travail mouvants. L’individualisation de la gestion salariale est une pièce maîtresse des dispositifs de management.
Les appels à l’autonomie, l’encadrement d’animation, les entretiens annuels d’évaluation, l’individualisation des primes et l’intéressement sont les procédures matérielles et symboliques d’un contrôle par l’autocontrôle.
La compétence individuelle a remplacé la qualification impersonnelle. Les critères arbitraires du « savoir-être » et de « l’employabilité » sont évalués en plus du savoir acquis et du savoir-faire issu de l’expérience. Un double autocontrôle s’instaure : celui de chaque individu sur ses performances, et celui des équipes de travail sur chaque membre.
Le modèle de l’autocontrôle (et la peur de perdre l’emploi) gagne sur deux tableaux : il court-circuite les tendances à former des contre-pouvoirs collectifs par l’individualisation des salariés mis en concurrence, et il déplace la responsabilité des dirigeants vers la pression incontestable de la « demande » et de la concurrence.
 

"Estime de soi, massages et tickets psy"

 
Les conséquences psychiques et sociales sont malheureusement dramatiques. Pensons qu’en France près de 400 suicides sont directement imputables à une souffrance au travail, soit la même proportion que les décès dus à des accidents du travail sur la même période.
Le travail est bien le fruit de rapports sociaux du travail, n’oublions jamais cette donnée car sinon on risque de tomber dans les pièges largement lucratifs de cabinets de conseils peu scrupuleux abordant ces questions sur un mode individuel, questionnaire douteux à l’appui allant chercher non pas les failles dans l’organisation du travail mais dans celle de la vulnérabilité inhérente à l’humain !
Avec cette grille de lecture, c’est encore et encore l’individu qui trinque : il ne sait pas s’adapter, il a besoin de retrouver l’estime de soi et des massages bien sûr sur le lieu du travail le tout assaisonné de tickets psy. Les employeurs s’en sortent donc à bon compte : les parapluies, que disons-nous, les parasols sont ouverts ! Et si l’on parlait plutôt de leur obligation de résultats en matière de protection de la santé physique et psychique de leurs salariés ?